CHAPITRE VIII

 

Face aux membres du groupe Pretty Blue Fox, Bill Calumine déclara :

— Messieurs-dames, Jerome Luckman a été assassiné et chacun d’entre nous est suspect, telle se présente la situation. Je ne peux vous en dire davantage pour l’instant. Naturellement, la partie de ce soir est annulée.

Silvanus Angst se trémoussa comme à son habitude :

— Quel que soit celui qui l’a fait, félicitations !

Et il se mit à rire, s’attendant à ce que les autres l’imitent.

— Tenez-vous tranquille ! lui lança Freya d’un ton sec.

En rougissant, Angst protesta :

— Mais j’ai raison, non ? C’est la meilleure nouvelle que…

— Je n’appelle pas une bonne nouvelle le fait d’être tous suspectés, le coupa Calumine. J’ignore qui a fait ça, ou même si c’est l’un de nous qui l’a fait, mais je ne suis pas du tout certain que nous en tirions quelque avantage. Nous risquons de rencontrer d’énormes difficultés d’ordre juridique pour récupérer les deux titres californiens qu’il nous a raflés. En tout cas, c’est des conseils d’un avocat dont nous avons besoin.

— Exact, approuva Stuart Marks, bientôt imité par les autres. Nous devrions prendre un avocat en commun. Un bon.

— Voyons, proposa Walt Remington.

— Nous n’avons pas besoin de voter, objecta Calumine d’un air agacé. Il est évident qu’il nous faut un avocat. La police sera ici incessamment. À présent, je tiens à poser cette question. – Il promena un regard à la ronde. – Si l’un de vous a tué Luckman – et j’insiste sur le mot « si » – veut-il se dénoncer maintenant ?

Le silence lui répondit. Personne ne bougeait.

Calumine esquissa un petit sourire :

— Je vois. Naturellement, je ne tiens pas spécialement à ce que l’auteur du crime se dénonce, si tant est qu’il s’agisse de l’un d’entre nous. À présent, si personne n’y voit d’inconvénient, je vais appeler Bert Barth, mon avocat de Los Angeles, et lui demander de venir ici s’il peut.

Personne n’y voyait d’objection, et Calumine composa le numéro sur le vidéophone.

— Qui que soit l’exécuteur des hautes œuvres, souligna Schilling d’une voix tendue, le fait d’avoir mis le corps dans la voiture de Carol Holt Garden est particulièrement écœurant et absolument inexcusable.

— Si je comprends bien, persifla Freya en souriant, nous pouvons excuser le meurtre, mais pas le fait d’avoir placé le corps dans la voiture de Mrs. Garden ? Curieuse époque que celle que nous vivons, en vérité !

— Vous savez très bien que j’ai raison, lui lança Schilling.

Freya haussa les épaules. Pendant ce temps, au vidéophone, Calumine attendait qu’on lui passe l’avocat Barth, à qui il venait de demander à parler d’urgence. Il se tourna vers Carol, assise entre Pete et Schilling sur le grand sofa au milieu de la pièce :

— Je pense tout particulièrement à vos intérêts en faisant appel à un avocat, Mrs. Garden. Dans la mesure où il a été retrouvé dans votre voiture…

— Carol n’est pas plus suspecte que n’importe lequel d’entre nous, intervint Pete.

« Du moins, je l’espère, pensa-t-il. Après tout, n’a-t-elle pas immédiatement prévenu la police ? »

Allumant une cigarette, Schilling lui dit :

— Ainsi donc je suis arrivé trop tard pour prendre ma revanche sur Lucky Luckman.

— À moins que vous ne l’ayez déjà prise, hasarda Stuart Marks d’un air entendu.

— Ça veut dire quoi ? fit Schilling en tournant vers lui un œil soupçonneux.

Mais sur l’écran du vidéophone était déjà apparu le visage effilé de l’avocat Bert Barth, et Barth avait déjà commencé à se lancer dans des explications d’ordre technico-juridique :

— Ils viendront à deux : un Vug, un Terrien. C’est l’habitude en matière de crimes. Je viens dès que possible, mais il me faudra bien une demi-heure au moins. Attendez-vous à avoir affaire à d’excellents télépathes : c’est également la coutume. Mais souvenez-vous d’une chose : les preuves obtenues par l’intermédiaire de la lecture télépathique ne sont pas légales devant un tribunal terrien. C’est une règle solidement établie.

— Mais ces procédés sont une violation de la clause figurant dans la Constitution américaine et qui empêche qu’un citoyen soit obligé de témoigner contre lui-même, fit remarquer Calumine.

— Exact, approuva Barth.

À présent tout le groupe était silencieux, écoutant la conversation entre Calumine et l’avocat.

— Les télépathes de la police peuvent vous scruter et déterminer si vous êtes innocents ou coupables, poursuivit celui-ci, mais un autre moyen de preuve devra obligatoirement être produit devant un tribunal pour être valable. Cela ne les empêchera pas d’utiliser leurs facultés télépathiques à fond, soyez-en certains.

L’Effet Rushmore de l’appartement fit alors retentir son carillon et annonça :

— Deux personnes attendent dehors qu’on veuille bien leur ouvrir.

— De la police ? interrogea Stuart Marks.

— Il y a un Titanien et un Terrien, répondit l’Effet Rushmore. – S’adressant aux visiteurs – : Êtes-vous de la police ? – Il transmit au groupe – : Ils sont de la police. Puis-je les faire entrer ?

— Oui, fais-les monter, dit Bill Calumine après avoir lancé un regard vers son avocat.

Barth poursuivit son bref exposé :

— Ce que vous devez savoir également tous, c’est que, aux termes de la loi, les autorités ont le droit de dissoudre votre groupe le temps que l’enquête sur le crime aboutisse. En principe, une telle mesure est censée avoir un effet dissuasif dans l’éventualité d’un crime futur commis par d’autres groupes de Jeu. En fait, c’est plutôt une mesure de rétorsion destinée à punir toutes les personnes concernées.

Freya était atterrée :

— Dissoudre le groupe ? Oh, non !…

— Bien sûr que si, fit Jack Blau avec dépit. C’est la première chose à laquelle j’ai pensé quand j’ai appris la mort de Luckman : je savais qu’ils allaient nous dissoudre.

Il promena un regard plein de hargne dans la pièce, comme s’il cherchait le responsable du crime.

— Ils ne le feront peut-être pas, dit Walt Remington.

On entendit alors frapper à la porte de l’appartement.

La police.

— Je reste au vidéophone, proposa Barth. Plutôt que d’arriver en retard chez vous, je serai certainement mieux en mesure de vous conseiller de cette façon.

Freya alla ouvrir la porte. Devant elle se tenait un jeune Terrien, grand et maigre et, à côté de lui, un Vug.

— Je suis Wade Hawthorne, dit le Terrien.

Et il montra une carte qui portait leur identité à tous les deux. Le Vug, lui, apparemment éprouvé par l’ascension jusqu’à l’étage, se tenait dans la posture habituelle des Vugs. Il avait les lettres de son nom piquées directement sur lui : E.B. Black.

Calumine les fit entrer et se présenta. Le Vug s’avança le premier vers le groupe.

— Nous désirerions parler tout d’abord à Mrs. Carol Holt Garden, fut la pensée qu’il émit. Étant donné que le corps a été trouvé dans sa voiture.

— C’est moi, fit Carol en se levant tranquillement.

Les deux policiers se tournèrent vers elle.

— Avons-nous l’autorisation de vous lire télépathiquement ? lui demanda Wade Hawthorne.

Elle se tourna vers le vidéophone.

— Dites-leur que oui, fit Bert Barth. – S’adressant aux deux policiers – : Je m’appelle Barth. Je suis l’avocat de ce groupe, Pretty Blue Fox. J’ai conseillé à mes clients de coopérer avec vous du mieux qu’ils le pourront. Ils acceptent de se soumettre à une lecture télépathique, mais ils savent – et vous aussi, naturellement – qu’une preuve obtenue de cette manière ne peut être retenue devant un tribunal.

— C’est exact, dit Hawthorne.

Et il s’avança vers Carol. Le Vug lui emboîta aussitôt silencieusement le pas. Plus personne ne parla pendant un moment.

— Il semble qu’il en soit comme Mrs. Garden nous l’a relaté au téléphone, commenta bientôt le Vug E.B. Black. Elle a découvert le cadavre alors qu’elle était encore en vol et nous a aussitôt avertis. – À l’adresse de son collègue – : Je ne décèle aucune indication selon laquelle Mrs. Garden ait eu la connaissance préalable de la présence du cadavre dans sa voiture. Il n’apparaît pas qu’il y ait eu un quelconque contact entre elle et Luckman avant cette découverte. Est-ce aussi votre avis ?

— Oui, répondit Hawthorne en hésitant. Mais… – Il promena son regard autour de lui. – J’ai capté certains éléments auxquels son mari, Mr. Pete Garden, n’est pas étranger. J’aimerais vous examiner ensuite, Mr. Garden.

La gorge nouée, Pete se leva à son tour :

— Puis-je parler un moment en tête à tête avec notre avocat ? demanda-t-il à Hawthorne.

— Non, répondit le policier sur un ton affable. Il vous a déjà conseillé sur ce point ; je ne vois donc aucune raison de vous autoriser à…

— Je tiens à savoir quelles sont les conséquences pour moi si je refuse de me soumettre à l’examen, le coupa Pete.

Il se dirigea vers le vidéophone et demanda à Barth ce qu’il en pensait.

— Vous risquez de devenir suspect numéro un, évidemment, lui répondit l’avocat, mais vous avez le droit de refuser. Toutefois je ne me risquerai pas à vous le conseiller, car ils ne cesseront pas de vous harceler, et tôt ou tard ils finiront par vous scruter.

— Je déteste qu’on lise dans mon esprit, dit Pete.

Il était conscient que, une fois qu’ils se seraient aperçus de son amnésie, ils auraient la certitude que c’était lui qui avait tué Luckman. Le pire, c’est que c’était peut-être la vérité !

— Quelle est votre décision ? lui demanda Hawthorne.

— Vous avez probablement déjà commencé à me scruter, alors…

Barth avait raison : s’il refusait maintenant, ils arriveraient quand même à leurs fins. Il se sentait brusquement envahi par une profonde lassitude. Il s’avança vers les deux policiers et se planta devant eux, les mains dans les poches :

— Allez-y.

Le temps passa. Personne ne parlait.

— J’ai cerné le point qui occupait l’esprit de Mr. Garden, communiqua le Vug à son collègue. Vous aussi ?

— Oui, répondit Hawthorne en hochant la tête. – À Pete – : Vous n’avez plus aucun souvenir de ce que vous avez fait aujourd’hui, n’est-ce pas ? Vous avez reconstitué votre journal à partir d’observations faites par l’Effet Rushmore de votre automobile, et concernant en outre des faits supposés ?

— Vous n’avez qu’à interroger le Rushmore de ma voiture, lui dit Pete.

— Il vous a informé que vous aviez effectué une visite à Berkeley aujourd’hui, poursuivit Hawthorne imperturbablement. Mais vous ne savez pas si c’était pour voir Luckman et, dans cette hypothèse, si vous l’avez vu réellement ou non. Je n’arrive pas à comprendre l’existence de ce blocage dans votre esprit ; vous l’êtes-vous imposé vous-même ? Et, dans l’affirmative, comment ?

— Je suis incapable de vous donner la réponse à ces questions. Comme d’ailleurs vous pouvez vous en rendre compte vous-même en me lisant.

— Quiconque ayant l’intention de commettre un crime, poursuivit Hawthorne sur un ton plus dur, saurait naturellement que des télépathes seraient amenés à intervenir ; dans cette perspective, rien ne pourrait lui être plus utile qu’un voile d’amnésie venant oblitérer la période correspondante de ses activités. – À E.B. Black – : Je pense que nous devrions garder provisoirement Mr. Garden.

— Peut-être, répondit le Vug. Mais nous devons encore examiner les autres au préalable. – S’adressant au groupe – : Il vous est enjoint de vous dissoudre en tant qu’organisation pratiquant le Jeu. À partir de cet instant il devient illégal pour quiconque d’entre vous de se regrouper dans le but de jouer au Bluff. Cette mesure sera maintenue jusqu’à ce que le meurtrier de Jerome Luckman soit trouvé.

Les autres se tournèrent alors instinctivement vers l’écran. L’avocat Barth semblait résigné :

— C’est légal, ainsi que je vous l’avais dit.

— Au nom du groupe, intervint Calumine, je proteste contre cette décision.

Hawthorne haussa les épaules d’un air indifférent.

— Je viens de capter quelque chose d’insolite, dit alors le Vug à son compagnon. Examinez tous les autres membres du groupe et dites-moi si vous êtes d’accord.

Un peu contrarié, Hawthorne s’exécuta. Il marcha lentement de l’un à l’autre, avant de revenir près du Vug.

— Oui, dit-il. Mr. Garden n’est pas la seule personne ici présente qui est incapable de se souvenir de ce qu’elle a fait aujourd’hui. En tout, six personnes de ce groupe révèlent des défaillances de mémoire identiques : Mrs. Remington, Mr. Gaines, Mr. Angst, Mrs. Angst, Mrs. Calumine et Mr. Garden. Aucune de ces personnes n’a conservé le souvenir intégral de cette même journée.

Ébahi, Pete put constater en scrutant les visages les uns après les autres que c’était vrai. Ils étaient dans la même situation que lui. Et probablement, comme lui, ils croyaient que cette situation était unique. Aussi aucun d’entre eux n’y avait fait allusion.

— Je constate, commenta Hawthorne, que nous allons avoir quelques difficultés à établir l’identité de l’assassin de Mr. Luckman. Pourtant, je suis sûr que nous y parviendrons ; cela prendra simplement un peu plus de temps…

Et il gratifia le groupe d’un regard peu amène pour accompagner ses paroles.

 

Tandis que Janice Remington et Freya Gaines préparaient le café dans la cuisine, dans le living les autres étaient toujours aux prises avec les deux policiers.

— Comment Luckman a-t-il été tué ? demanda Pete à Hawthorne.

— Par une aiguille de chaleur, évidemment. Nous avons fait procéder à une autopsie, naturellement, et nous en saurons davantage quand nous aurons les résultats.

— Mais que diable est donc une « aiguille de chaleur » ? interrogea Jack Blau.

— C’est une arme blanche utilisée pendant la guerre, expliqua Hawthorne. En principe elles ont toutes été rendues à la fin de la guerre, mais certains soldats ont conservé les leurs, et nous en retrouvons en usage de temps en temps. Elle utilise l’énergie d’un rayon laser et elle est précise même d’assez loin, à condition qu’aucune structure ne s’interpose devant la cible.

On apporta le café, Hawthorne en accepta une tasse et s’assit ; son collègue Black, le Vug, refusa. Sur l’écran du vidéophone, l’image réduite de leur avocat Barth demanda :

— Mr. Hawthorne, qui avez-vous l’intention de garder à vue ? Les six personnes qui ont une mémoire défectueuse ? J’aimerais le savoir car je vais être obligé d’interrompre cette communication dans très peu de temps : d’autres clients m’attendent.

— Il apparaît probable que nous retiendrons en effet les six personnes et que nous laisserons les autres en liberté. Y voyez-vous une objection quelconque ?

Hawthorne avait posé cette question sur un ton ironique. Mrs. Angst intervint :

— Ils ne vont pas m’arrêter ! Pas sans motif !

— Ils peuvent vous garder à vue – comme n’importe quelle personne – soixante-douze heures au moins, lui expliqua Barth. Pour vérifications. Dans le cas de votre groupe ils peuvent retenir plusieurs motifs d’ordre général. Ne vous y opposez pas, Mrs. Angst. Après tout il y a eu mort d’homme ; c’est une affaire grave.

— Merci pour les conseils, lui dit Bill Calumine, sur un ton qui sembla quelque peu ironique à Pete. J’aimerais vous poser une dernière question : pouvez-vous voir dès maintenant comment faire lever l’interdiction de jouer qui nous a été imposée ?

— Je vais voir ce que je peux faire, répondit l’avocat, mais j’ai besoin d’un peu de temps. Je me souviens qu’il y a eu un cas semblable l’année dernière à Chicago. Le groupe concerné avait porté l’affaire devant les tribunaux, et, si mes souvenirs sont bons, il avait gagné. Je regarderai.

Sur ce, Barth raccrocha.

— Nous avons de la chance d’être défendus, fit Jean Blau en se rapprochant craintivement de son mari.

— Je maintiens qu’il vaut mieux que Luckman soit mort, dit Silvanus Angst. Ce type nous aurait tous ratiboisés. – Adressant un sourire aux deux policiers – : Peut-être que c’est moi qui l’ai tué, puisque je ne me souviens de rien. En tout cas, si c’est moi, je suis bien content de ce que j’ai fait !

Il ne semblait pas avoir peur du tout de la police. Pete l’enviait.

— Mr. Garden, fit Hawthorne, je viens de capter une pensée très intéressante chez vous. Tôt dans la matinée d’aujourd’hui, vous avez été averti par quelqu’un – je ne parviens pas à identifier qui – que vous étiez sur le point d’accomplir un acte de violence ayant un rapport avec Luckman. Je me trompe ? – Il se leva et s’approcha de Pete. – Auriez-vous l’obligeance de penser le plus clairement possible à ce sujet, je vous prie.

— C’est une violation de mes droits ! protesta Pete.

Il n’avait pas manqué de noter que, depuis que l’avocat n’était plus au vidéophone, l’attitude des deux policiers s’était durcie. Le groupe était à présent à leur merci.

— Pas exactement, répondit Hawthorne. Nous sommes soumis à un certain nombre de règles ; le principe consistant à opérer par deux sur une base biraciale a pour but précisément de protéger les droits de ceux que nous soumettons à une enquête. En réalité, ces dispositions sont plutôt une gêne pour nous.

— Êtes-vous d’accord entre vous deux pour suspendre l’activité de notre groupe ? interrogea Calumine. – Faisant un mouvement de la tête pour désigner le Vug – : Ou bien est-ce une idée de votre collègue ?

— Je participe pleinement à la décision d’interdire Pretty Blue Fox, répondit Hawthorne. En dépit de ce que vos préjugés tenaces peuvent vous souffler.

Pete intervint auprès de Calumine :

— Tu perds ton temps à l’attaquer sur son association avec le Vug.

Il était probable en effet qu’Hawthorne était habitué à ce genre d’insinuations, qu’il devait rencontrer partout où il allait.

S’approchant de Pete, Schilling lui dit en aparté :

— Je n’ai pas tellement aimé l’attitude de ce Bert Barth. Il cède trop facilement. Un bon avocat bien agressif nous défendrait mieux. J’ai le mien au Nouveau-Mexique : Laird Sharp. Je le connais depuis longtemps, et sa manière de procéder est tout à fait à l’opposé de celle de Barth. Et puisqu’ils ont l’intention de te boucler, tu ferais mieux à mon avis de faire appel à lui plutôt qu’à cet avocat de Calumine. Je suis sûr qu’il pourrait te tirer de là, lui.

— L’ennui, objecta Pete, c’est que la loi militaire prédomine encore dans pas mal de cas. Si la police veut nous garder en détention, elle doit le pouvoir.

Le Concordat entre les Terriens et les Titaniens était en effet un accord militaire. Mais Pete se sentait surtout abattu à l’idée qu’une mystérieuse et puissante machination était en train d’agir contre six d’entre eux. Et cette force qui se cachait derrière, et qui était capable de les priver de leur souvenirs, qui sait où elle s’arrêterait ?

— Je suis d’accord avec vous, Mr. Garden, lui fit savoir le Vug Black, qui avait lu dans ses pensées. C’est un fait unique en son genre et déconcertant. Nous n’avons rien rencontré de véritablement semblable jusqu’à présent. Nous avons déjà rencontré des individus qui, pour se soustraire à l’examen télépathique, se sont arrangés pour neutraliser certaines de leurs cellules cérébrales au moyen d’électrochocs. Mais cela ne semble pas être le cas ici.

— Comment pouvez-vous en être sûr ? dit Stuart Marks. Peut-être ces six personnes se sont-elles fait administrer des électrochocs : n’importe quel psychiatre ou hôpital psychiatrique se livrerait à l’opération. – Lançant un regard hostile à Pete puis aux cinq autres membres « amnésiques » –Regardez ce que vous avez fait ! À cause de vous notre groupe a été interdit ! Manifestement l’un ou plusieurs d’entre vous ont tué Luckman. Vous auriez mieux fait de penser aux conséquences avant d’agir !

— Nous n’avons pas tué Luckman ! protesta Mrs. Angst.

— Vous n’en savez rien, répliqua Stuart Marks, puisque vous ne vous en souvenez pas ! Alors n’essayez pas de jouer sur les deux tableaux, soit en vous souvenant que vous ne l’avez pas fait, soit en ne vous souvenant pas que vous l’avez fait !

Bill Calumine prit alors la parole. Le ton de sa voix était de glace :

— Marks, bon sang ! Vous n’avez pas le droit de proférer de telles accusations contre vos camarades ! Je veux que nous conservions notre cohésion et que nous ne nous laissions pas diviser de cette façon. Si nous commençons à nous disputer et à nous lancer des accusations à la figure les uns des autres, la police pourra…

Il s’interrompit net.

— Pourra trouver l’assassin ? compléta Hawthorne calmement. C’est bien ce que nous avons l’intention de faire, vous le savez bien.

Calumine s’efforça de ne pas tenir compte de cette intervention :

— J’insiste donc pour que nous restions unis, ceux dont la mémoire est défaillante et les autres. C’est à la police de formuler des accusations, pas à nous. – À Stuart Marks – : Si vous recommencez, je demanderai un vote pour vous faire expulser du groupe.

— Ce n’est pas légal, protesta Marks. En tout cas, je maintiens qu’un ou plusieurs de ces six-là ont tué Luckman, et je ne vois pas pourquoi nous les protégerions. C’est l’intérêt du groupe, s’il ne veut pas disparaître, de découvrir qui a fait le coup : nous pourrons recommencer à jouer alors.

— Quel que soit celui qui a tué Luckman, intervint Walt Remington, nous en avons tous profité en tout cas ; il nous a sauvé la mise à tous. Et je trouve personnellement écœurant qu’un membre du groupe aide la police à le faire prendre.

Il ponctua ses paroles en toisant avec colère Stuart Marks.

— Nous n’aimions pas Luckman, dit Jean Blau, et nous avions peur de lui, mais cela n’autorisait personne à le tuer, soi-disant au nom du groupe. Je suis d’accord avec Stuart : nous devrions aider la police à trouver qui l’a fait.

— Votons, proposa Silvanus Angst.

— Il faut savoir ce que nous voulons, dit Carol. Voulons-nous rester unis ou bien agir chacun pour son compte quitte à nous trahir les uns les autres ? Pour ma part, si nous devons voter maintenant, j’estime qu’il est révoltant d’aider…

Hawthorne l’interrompit :

— Vous n’avez pas le choix, Mrs. Garden : vous devez nous aider. C’est la loi ; nous pouvons vous y contraindre.

— C’est ce que nous verrons, dit Calumine.

— Je vais contacter mon avocat au Nouveau-Mexique, ajouta Schilling.

Il s’approcha du vidéophone et composa son numéro.

 

— Existe-t-il un moyen de rétablir les souvenirs effacés ? demanda Freya à Hawthorne.

— Pas si les cellules cérébrales concernées ont été détruites. Et je suppose que c’est le cas. Il semble en effet peu probable que ces six membres de Pretty Blue Fox aient subi au même moment une perte de mémoire spontanée.

— Ma journée a été très bien reconstituée par l’Effet Rushmore de ma voiture, lui fit remarquer Pete. À aucun moment elle ne m’a déposé à un quelconque hôpital psychiatrique où j’aurais pu recevoir des électrochocs.

— Vous vous êtes arrêtés au Collège Général de San Francisco, lui rappela Hawthorne. Et leur service de psychiatrie possède un matériel d’ETS.

— Et les cinq autres, alors ?

— Leur journée n’a pas été reconstituée par le circuit Rushmore, comme la vôtre. Et il subsiste d’importantes omissions dans la vôtre : une bonne partie de votre activité d’aujourd’hui est loin d’être claire.

— J’ai Sharp au vidéophone, annonça Schilling à Pete. Tu veux lui parler ? Je lui ai résumé brièvement la situation.

Brusquement le Vug E.B. Black se manifesta :

— Un instant, Mr. Garden. – Il s’entretint télépathiquement avec son collègue pendant un moment avant de s’adresser de nouveau à Pete. – Mr. Hawthorne et moi avons décidé de ne retenir aucun d’entre vous. Il n’existe aucune preuve directe de la participation de l’un quelconque d’entre vous dans ce crime. Mais si nous vous laissons libres, vous devez accepter de porter un mouchard sur vous en permanence. Demandez à votre avocat Mr. Sharp ce qu’il en pense.

— Qu’est-ce encore que ça, un « mouchard » ?

— C’est un appareil qui sert à localiser, expliqua Hawthorne. Il nous renseignera à tout moment sur l’endroit où vous êtes.

— Est-il équipé d’un dispositif télépathique ? demanda Pete.

— Non. Je le regrette, d’ailleurs.

Sur l’écran du vidéophone, Laird Sharp, jeune homme à l’apparence dynamique, donna son opinion :

— J’ai entendu la proposition et, sans entrer plus loin dans les détails, je suis d’avis de la rejeter, car c’est une violation manifeste des droits de ces personnes.

— Comme vous voudrez, fit Hawthorne. Dans ce cas, nous serons obligés de les garder à vue.

— Je les ferai libérer immédiatement, riposta Sharp. – À Pete – Ne les laissez vous agrafer aucun appareil détecteur, et si vous vous apercevez qu’ils y sont quand même parvenus, arrachez-le. J’arrive tout de suite. Il est d’ores et déjà évident que vos droits sont en train d’être violés de façon magistrale.

Avant que l’avocat coupe la communication, ils votèrent tous à main levée pour savoir s’ils étaient d’accord pour le prendre comme conseil à la place de Barth. Une écrasante majorité se déclara en faveur de cette proposition. Sharp s’apprêta donc à venir les rejoindre.

Pete se sentait un peu mieux : il avait l’impression d’avoir désormais à ses côtés quelqu’un capable de le défendre efficacement. Le groupe, quant à lui, sortait lentement de l’état d’abrutissement causé par la stupeur du début.

C’est alors que Freya proposa de faire remplacer Calumine dans ses fonctions de Croupier, au motif qu’il leur avait procuré un avocat bon à rien. Chacun commença à voter, et Pete se montra favorable à cette proposition. Calumine regardait Pete sans comprendre.

— Comment peux-tu voter une motion comme celle-là ? lui dit-il. Tu veux donc quelqu’un de plus à poigne ? – Sa voix tremblait sous l’effet de la colère qui montait en lui. – Toi qui as personnellement tout à perdre à ce que l’on change !

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Hawthorne.

— C’est Pete qui a tué Jerome Luckman ! répondit Calumine.

Hawthorne fronça les sourcils :

— Comment le savez-vous ?

— Il m’a appelé ce matin, très tôt, et il m’a dit qu’il allait le faire. Si vous m’aviez scruté convenablement, vous l’auriez tout de suite décelé ; ce n’était pourtant pas enfoui très profondément dans mon esprit.

Pendant un moment Hawthorne resta silencieux, lisant dans l’esprit de Calumine. Puis il se tourna vers les autres membres du groupe :

— Ce qu’il dit est exact. Le souvenir est bien là, dans son esprit. Mais… il n’y était pas lorsque je l’ai scruté il y a quelques instants !

Il consulta son collègue Black.

— Il n’y était pas, en effet, acquiesça le Vug. Je l’ai scruté moi aussi. Et pourtant il est inscrit très clairement à présent.

Ils se tournèrent tous vers Pete.